• Conférence du jeudi 1er avril : Proust et les magies symbolistes

    Parmi les nombreux domaines explorés dans À la recherche du temps perdu, la musique occupe avec les beaux-arts et la littérature une place stratégique, dont les résonances multiples, tant par la sensation suggérée que par une influence qui peut affecter la rédaction même et la structure de l’œuvre, assure à la narration un ton bien particulier et une cohérence nouvelle.
    Dès qu’il fréquente le gotha parisien vers 1889, Proust se trouve, en effet, enveloppé par les sonorités très diverses qui baignent avec délicatesse et raffinement les salons élégants dont on trouverait maintes illustrations dans les peintures de Béraud ou Boldini. On pense en particulier aux
    réceptions organisées par Madame de Saint-Paul, Hélène Bibesco, les compositeurs aristocrates tels Edmond de Polignac ou Henri de Saussine et surtout Madeleine Lemaire, modèle de la future Madame Verdurin de La Recherche. Au cours de ces réunions très mondaines, il rencontre les personnalités les plus diverses comme Charles Haas, le poète «précieux» Robert de Montesquiou (auteur des Hortensias bleus) ou la princesse de Brancovran (excellente interprète de Chopin) qui, tous, circuleront dans le roman sous l’apparence de Charles Swann, du baron de Charlus ou de Madame de Cambremer. Il y côtoie aussi des musiciens reconnus  (Gabriel Fauré, Reynaldo Hahn, Édouard Risler) ou aujourd’hui bien oubliés, entre autres Léon Delafosse, brillant pianiste, créateur assez prolixe et modèle du violoniste Morel dans la fiction.
    Jusqu’en 1908 environ, début de la rédaction de son œuvre majeure et apogée d’une phase significative dans évolution de ses goûts musicaux – entre autres en direction de pages d’une conception plus savante et poétique –, Proust a entendu des compositions de caractère opposé avec d’un côté Chopin ou Schumann et de l’autre des musiciens considérés comme plus «légers» ou «faciles», artistes fort prisés dans la plupart des salons musicaux de la fin du XIXe siècle mais dont les nombreuses mélodies ou pièces instrumentales s’entassent aujourd’hui sans grand avenir sur les rayons poussiéreux des bibliothèques.
    Dans l’ambiance des Plaisirs et les jours, ouvrage composite qui, publié en 1896, rassemble poèmes symbolistes, courts récits ou pastiches, cette musique du «temps perdu» fait étalage de qualités hautement recherchées dans cette société éprise de distinction et de sensations rares. Le 28 mai 1895, sur des poèmes que Proust insérera dans le volume cité, Madeleine Lemaire fait ainsi appel à Risler pour interpréter les Quatre Portraits de peintres de Reynaldo Hahn, tentative originale qui en associant l’image au son, laisse présager les futures considérations synesthésiques chères à l’auteur et à son époque. De la même manière, créé le 22 mai 1894 avec le concours du compositeur, du ténor Clément et du peintre Aublet (habile artisan d’illustrations projetées durant le concert),  le cycle des Chauves-souris de Léon Delafosse avait mêlé au plaisir de l’écoute les lumières d’une lanterne magique dont Proust évoque d’ailleurs les délices dans Du côté de chez Swann.
    Une dizaine d’années plus tard, alors que l’écrivain se détache de la vie mondaine pour se consacrer exclusivement à son œuvre, il semble que le regard plus critique qu’il jette sur ses fréquentations et le snobisme des propos tenus autour de lui, le conduise à s’éloigner plus encore des poncifs à la mode. À Wagner, lumière du milieu symboliste, ou à Chopin qui fascinait très tôt le jeune esthète, viennent se superposer Beethoven et ses derniers quatuors, César Franck et Claude Debussy, dont Pelléas et Mélisande occasionne de nombreux commentaires dans La Recherche. Afin d’éviter les déplacements inutiles et le temps perdu, Proust se dote d’ailleurs de moyens
    modernes, s’abonne au Théâtrophone en 1911, fait l’acquisition d’un pianola (instrument mécanique doté de rouleaux) en 1913 et, s’il assiste aux concerts donnés par le Quatuor Capet la même année, sa mauvaise santé ou les habitudes monacales qu’exige son travail l’inciteront ensuite à convoquer les membres du Quatuor Poulet à ses moments de prédilection (deux ou trois heures du matin !) pour jouir dans les meilleures conditions des grandes pages de Franck, Debussy ou Ravel.

    Avec toutes les sensations ou les sentiments que provoquent la création littéraire ou l’analyse pertinente des beaux-arts, cette lente maturation et la réflexion à la fois philosophique et poétique que la musique fait naître à tous les instants, constituent dès lors un des ressorts majeurs du roman, dont témoignent entre autres les trois créateurs fictifs : l’écrivain Bergotte, le peintre Elstir et le compositeur Vinteuil. De ce dernier, deux œuvres exceptionnelles attirent à divers titres l’attention, la sonate pour piano et violon dont un des motifs réapparaît ainsi qu’un véritable leitmotiv et le septuor pour cordes, vents, piano et harpe qui, dans La Prisonnière, modifiera en partie l’idée que l’on se fait du compositeur. Nourries par des sources variées, la première s’inspire en partie de la Sonate pour piano et violon en ré mineur de Camille Saint-Saëns, dont le thème cyclique s’identifie avec la «petite phrase» qui deviendra l’hymne de l’amour de Swann pour Odette puis du narrateur pour Albertine. En revanche, la description que Proust nous donne de ce morceau et les différents commentaires qu’il en propose, notamment à l’égard de sa structure et de sa logique thématique, font songer davantage à la Sonate pour piano et violon en la majeur de César Franck ou même à d’autres compositions qu’il a lui-même citées comme quelques extraits de Wagner (Prélude de Lohengrin ou Enchantement du vendredi saint de Parsifal), voire la Ballade pour piano et orchestre de Fauré.
    Situé beaucoup plus tard dans la chronologie, le septuor que l’on considère comme la dernière œuvre du maître, relève a priori d’une mutation sensible vers des concepts plus «impressionnistes» autant que «symbolistes» et ceci de par un déroulement «climatique» et «instantanéiste» des différentes séquences qui, d’une aube frissonnante jusqu’à un midi brûlant, font songer au premier mouvement de La Mer de Claude Debussy. Si certaines annotations font encore référence à plusieurs chefs-d’œuvre (le Quatuor du même Debussy, le Concert pour piano, violon et quatuor de Chausson ou même les Scènes d’enfants de Schumann), voire des pages moins connues de Reynaldo Hahn ou de Saint-Saëns pour leurs couleurs, certains détails (la présence de motifs issus de la sonate, par exemple) rappellent aussi le Quatuor ou le Quintette avec piano de César Franck. On ajoutera enfin que, lecteur assidu et traducteur de Ruskin, Proust manifeste souvent des goûts proches de ceux de Claude Debussy, en particulier en faveur des préraphaélites anglais dont l’idéalisme et l’ésotérisme religieux le séduisirent longtemps et auxquels les deux danses publiées en 1903 pour harpe et orchestre à cordes peuvent répondre.

    À un autre chapitre, la musique agit chez l’écrivain comme un révélateur et ajoute à la magie synesthésique de ses métaphores une source sonore inédite.
    Art tributaire de la mémoire et illustrateur de la pensée transformiste chère à l’époque, elle correspond aussi à la conception peu chronologique de la narration, la conduite alternative des sujets, les effets de surprise et surtout un art des retours qui doit autant à la méthode wagnérienne qu’aux principes cycliques appliqués par Franck et son école. Dans un même sens, comment ne pas considérer sous des rapports communs la phrase interminable et contournée du romancier, les trouvailles alambiquées de l’Art nouveau et l’arabesque si chère à Debussy ?
    Reste l’humour que l’on oublie souvent et qui n’épargne ni la haute société de son temps, ni même les mélomanes sans lesquels la vie musicale n’aurait pourtant pas d’existence.
    François Sabatier

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    1
    Mardi 23 Mars 2021 à 19:37
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