• Le récit de Pelléas et Mélisande est relativement narratif et classique. Malgré cet aspect habituel, l'ambiance qui se dégage de l'œuvre est très particulière, essentiellement du fait des dialogues et d'un certain flou, assez énigmatique qui y règne (d'ailleurs été critiqué à l'époque). On peut y voir un cheminement mental différent, symbolique, en voici quelques exemples :

    • « Les cygnes qui se battent contre les chiens », que Debussy a d'ailleurs supprimé (l'innocence bafouée, ou Mélisande contre le chasseur Golaud).

    • « Une rose dans les ténèbres » qui intervient justement à un moment où l'amour commence à se cristalliser (révélation de l'amour).

    • La scène des souterrains est un avertissement tout à fait symboliste envers Golaud.

    • « Les moutons qui pleurent comme des enfants perdus » parce qu'ils sentent déjà le boucher (évidemment l'innocence persécutée).

    • Le thème du loup – chasseur.

    • thème des étrangers, les anges de la mort, supprimé également par Debussy, bien que Maeterlinck y tienne apparemment beaucoup.

    • Le thème de la porte.

    • A tout ces thèmes s'ajoutent un certain nombre de prémonitions. Certains personnages ont un sens de la divination qui ajoute un peu à leur mystère, par exemple l'ami de Pelléas, Marcellus, qui connait la date de sa mort.

      Mélisande tient quelques propos curieux : "Je sens que je ne vivrais plus longtemps",

      le père de Pelléas dit son fils "tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps".



    Le Rêve :


    Il est intéressant de noter qu'en dépit du déroulement assez rationnel du drame, certaines absurdités très particulières ne peuvent se justifier que par le mécanisme du rêve. Par exemple :

    • dans la scène 4 de l'acte I, Pelléas dit : "on s'embarquerait sans le savoir et on ne reviendrait plus" ou encore "je ris de joie sans le savoir".

    • Mélisande : "je suis heureuse mais je suis triste".

    • Golaud : "je l'ai fait malgré moi".

    • Mélisande, Acte V : "je ne comprends pas non plus tout ce que je dis, voyez-vous", "je ne sais pas ce que je dis, je ne sais pas ce que je sais, je ne dis plus ce que je veux".



    Les Grands Thèmes :


    • Le thème de la culpabilité, omniprésent, apparaît dès la première scène de l'opéra avec les traces de sang que suit Golaud et qui vont le mener jusqu'à Mélisande et encore plus dans la première scène de la pièce de Maeterlinck, que Debussy a supprimé, dans laquelle les servantes se pressent pour laver le seuil de la porte (Cette scène devrait logiquement se trouver après l'acte V, c'est à dire après le meurtre de Pelléas. Il y a donc une inversion particulièrement intéressante à laquelle Debussy a renoncé).

      Il y a quelques autres traces de culpabilité éparpillées dans la pièce : Mélisande dit : « on dirait que mes mains sont malades aujourd'hui », il y a des traces de sang sur l'oreiller de Golaud.

    • Le mystère des origines est omniprésent, particulièrement chez Mélisande : « je ne suis pas d'ici, je ne suis pas née là », elle a une couronne, qui va tomber dans l'eau, dont elle ne donne pas la provenance et qu'elle ne veux pas récupérer. Debussy fait certaines coupures qui ne nuisent pas à la compréhension du drame mais au contraire la rendent plus subtile.

      L'absence de réponse à toutes les questions qui traversent la pièce épaissit encore le mystère des personnages. Par exemple :

      • Mélisande fuit quelque chose dont on ne sait rien,

      • on ne connait pas l'origine de la Fontaine des aveugles (elle vient peut-être du centre de la terre),

      • on ne connait pas l'origine des lacs de la grotte,

      • « Mélisande chante comme un oiseau qui n'est pas d'ici »,

      • le père de Pelléas n'a pas de nom.

    • L'errance continuelle. Golaud et Mélisande sont perdus au premier acte, l'image des colombes qui ne reviendraient plus, Pelléas évoque en permanence son départ prochain pour une destination inconnue.

    • Le thème de la chevelure est évidemment présent, c'est un des grand thème symboliste de l'époque, cher à Debussy, et on le retrouve dans Pelléas dans la fameuse scène de la tour, et à plusieurs autres moments symboliques de la pièce.

    • Le thème des mains, le thème du toucher, dès les premières paroles de Mélisande : « ne me touchez pas, ne me touchez pas », phrase que Golaud lui renvoie dans la scène finale « je ne veux pas que tu me touches ». Il y a une sorte d'obsession du contact.

    • le thème des aveugles. Ce mot revient sans arrêt, et il existe d'ailleurs une pièce antérieure à Pelléas et Mélisandeles Aveugles (de Maeterlinck également) – qui développe exactement ce symbole, image de l'inconscient.

    • Le "thème" de midi. C'est une heure qui revient sans arrêt également (l'heure de la sortie de la grotte, chanson de Mélisande qui a remplacé l'originale "je suis né un dimanche, un dimanche à midi", moment où l'anneau de Mélisande tombe dans la fontaine, Pelléas vient souvent au bord de la fontaine vers midi).




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  • Debussy assiste à la première représentation en 1893, et la même année, dans une lettre à Chausson qui date du 16 novembre, il indique avoir joué et chanté en une seule soirée les 5 poèmes de Baudelaire, la Demoiselle élue et Pelléas et Mélisande. Il s'était donc lancé dans des esquisses avant même d'avoir rencontré Maeterlinck et avoir obtenu son accord.

    Les relations entre les deux artistes commencent remarquablement bien. Debussy obtient tout de suite l'autorisation du poète qui finit par déclarer que c'est une chance pour lui que Debussy accepte de mettre sa pièce en musique. Maeterlinck donne aussitôt son aval à toutes les coupures que le musicien jugera nécessaire. Grâce à cela, une première version de l'opéra est achevée dès 1895 (Debussy la retravaillera cependant plusieurs fois avant la création en 1902).

    Les premières traces de conflit apparaissent en 1898 à propos de la musique de scène composée par Fauré (présentée à Londres), dont Debussy aurait voulu être informé par le poète. Le ton va monter jusqu'en 1901, lorsque Maeterlinck tente d'imposer sa maîtresse pour le rôle de Mélisande (Georgette Leblanc). Debussy, soutenu par Albert Carré, directeur de l'Opéra-comique, lui préfère Mary Garden, ce qui achèvera de brouiller les deux hommes.

    Maeterlinck essaie de couler la production de Debussy, en y dénonçant des coupures absurdes, assurant que le Pelléas de Debussy lui ait devenu "une pièce étrangère, presque ennemie".

    Le répétition générale, relatée par le chef d'orchestre (André Messager) et le chef de chœur se passe très mal, la première a lieu le 30 avril dans une atmosphère beaucoup plus calme, la critique se concentrant uniquement sur "le ridicule du texte". On reproche cependant à Debussy l'absence de rythme et de mélodie des parties vocales, ainsi que le « flou » de l'orchestre.
    L'incompréhension du public a été total en ce qui concerne le caractère psalmodique du chant, et les tessitures plutôt basses des voix ont de quoi décevoir des spectateurs habitués au « Bel Canto ».



    Les coupures :


    Après 1901, Maeterlinck se dit furieux des coupures de Debussy qui défigurent le drame.

    Cependant, si le compositeur n'a pas hésité à supprimer quelques passages important de la pièce, le livret n'en reste pas moins compréhensible.

    • Debussy supprime la première scène, très importante dans la pièce car elle introduit l'ambiance irréelle qui règne sur la pièce.

    • Il supprime également la scène 4 de l'acte II, où l'on a une justification du malaise général par des considérations politiques, ce qui n'empêche pas une vision cohérente du drame.

    • Suppression également de la scène 1 de l'acte III (Golaud suprend Pelléas, Mélisande et Yniold et constate qu'ils ont pleurés). Cette scène s'inscrit dans la progression de la jalousie de Golaud.

    • Quelques coupures dans la scène 5 de l'acte III (pour des raisons de moralité, Debussy ne garde pas la phrase de Golaud « et le lit, sont-ils près du lit ? ».

    • Suppression de la scène 1 de l'acte V, dans la version de Debussy, les servantes ne chantent pas.

    • Quelques coupures parsemées, en particulier dans la lettre, et omission de quantité de détails, qui ne nuisent pas à la compréhension du drame.




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  • " écoutons jouer les mots "

     

    second événement thématique de la saison 2009/2010 du

    Conservatoire  national supérieur musique et danse de Lyon

     

    du 16 mars au 6 avril

     

    dédié aux rapports entre littérature et musique, "écoutons jouer les mots" est une mise en lumière des multiples liens qu'entretiennent depuis des siècles, l'écriture littéraire et musicale.

    Cet événement, en partenariat avec l'Ecole normale supérieure de Lyon, vous propose de découvrir ce qu'ont à dire les œuvres musicales anciennes et modernes et ce que chantent les textes à travers divers champs esthétiques : des Passions de Bach à la poésie moderne de Jacques Rebotier, en passant par les relations littéraires de Hoffmann et de Schumann — dont on fête le bicentenaire de la naissance — ou par le rôle de la musique chez Proust ou Claudel.

    Classes de piano, de chant, d'accompagnement au piano, de percussions, de direction de chœurs, départements de musique de chambre et de musique ancienne, atelier XX-21 se réunissent autour de ce formidable projet ; cours publics avec des enseignants du CNSMD, concerts mais aussi concerts-conférences, rencontres avec des invités de prestige dont Jacques Rebotier, Udo Reinemann et Hedi Kaddour..., se dérouleront au CNSMD mais aussi dans certains lieux partenaires dont l'ENS et l'Opéra national de Lyon.

    Venez donc écouter avec vos yeux, lire avec vos oreilles et faites-nous part de vos impressions !

     

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  • pour en savoir plus sur le programme

    Paul Claudel et la musiqueSœur du lied, la mélodie française en partage les thèmes de prédilection et les moyens d’expression tout en relevant d’un imaginaire différent. Elle privilégie l’épure, la concision – Honegger ose vingt-trois mesures pour sa « chanson de la poire » – et la peinture d’atmosphère – ici perceptible à la moiteur des Serres chaudes ou aux irisations de la « chanson des sirènes ». Elle oscille entre vagabondage dans les arcanes de la langue française et rêverie sur les teintes du désenchantement : alors que « fauve las » se prélasse sous un « ciel morne et sans couleur » (Chausson), et « que lentement passent les heures », les fleurs poussent ici « dans le jardin / où dort la mélancolie » (Honegger), tandis que les citadins attendent dans la solitude « des rues froides » et des « chambres noires » (Poulenc).
    Pour autant, l’évanescence qui émane de ces mélodies ne se contente pas de dessiner des formes abstraites et métaphysiques. C’est que la mélodie ose la satire, fait défiler les « saltimbanques » (Honegger) et s’encanaille dans des tavernes aussi vastes que le monde : deux des cycles d’Honegger et de Ravel ne se soldent-ils pas par des chansons à boire ? « Il faut boire / et c’est tout », affirme la Sirène ! « Je bois / à la joie », renchérit Don Quichotte ! Célébration de l’ineffable, la mélodie se fait donc également ode à la matière, comme si le détour par le rêve permettait au mieux d’approcher la palpitation organique des « grandes végétations » (Chausson), l’« odeur du temps brin de bruyère » (Honegger) ou le « brouillard d’automne » des campagnes désertes (Honegger). En suspension entre l’idée et la chair, chaque mélodie est une terre dont la fertilité poétique tient à l’« eau lente » (Chausson) ou aux « eaux vives », au « flot transparent » (Honegger) ou à la « nappe d’eau » (Poulenc) qui l’irriguent tour à tour.
    C’est peut-être cette fascination pour tous les corps aquatiques qui explique la permanence du bleu d’une pièce à l’autre. À l’ « ennui bleu » de Chausson répondent « le ciel bleu » d’Honegger ou la
    « madone au bleu mantel » de Ravel. Pour un peu, chaque compositeur de ce récital pourrait reprendre à son propre compte ces paroles de Maeterlinck, dont Chausson mit en musique tant des vers : « Je ne suis pas sorti des limbes, et je tâtonne encore, comme un enfant, aux carrefours bleus de la naissance » (Confession de poète, 1890).
    Et si nous tâtonnions avec lui, avec eux, dans ce chemin embué, entre onirisme et matière, auquel nous convient aujourd’hui ces mélodies ?

    Florent Siaud
    (coordination dramaturgique et matérielle,
    relecture et mise en page )

    Ecole Normale Supérieure de Lyon


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  • avec l'aimable autorisation de Dominique Dubreuil


    Trois cycles de lieder de Schumann,
    classes de chant et d’accompagnement piano du CNSMD.
      
    Le CNSMD lyonnais a inscrit dans sa série « Ecoutons jouer les mots » plusieurs concerts thématiques dont celui où, guidés par Udo Reinemann, les élèves de classes chant et accompagnement ont interprété en collectif trois cycles de lieder schumanniens. Retour sur un exemplaire travail sur  les 50 lieder de Dichterliebe, Myrthen et Frauenliebe…

    50 fois raison

    Comment « rendre hommage au génie de Schumann » si en célébrant un  200e anniversaire que nul ne peut plus ignorer on « oublie » l’un des domaines où son écriture a marqué à jamais l’histoire musicale ? Pour l’instant, si dans le cadre orchestral-instrumental-et pianiste, « Lyon » accomplit résolument sa tâche, la « musique de chambre » a plutôt laissé de côté le capital dialogue de la voix et du piano. Or que serait le récit du XIXe – et encore plus, universel dans la relation des « deux langages », le poétique et le musical – si disparaissaient les quelque 250 lieder de Schumann, dont la moitié composée dans la miraculeuse année 1840 ? Le C.N.S.M.D  a donc 50
    fois raison d’inscrire en sa série printanière « Ecoutons  jouer les mots » et d’interroger celui qui fut le plus cultivé, le plus militant des compositeurs dans une relation intime, profonde, quotidienne avec mots, phrases et syllabes. Et cet établissement d’enseignement « supérieur » le fait en confiant ses « classes de maître » (chant et d’accompagnement-piano) à un artiste, qui est ici invité régulier, et dont le parcours s’est totalement investi dans le chant de la mélodie et du lied, pour les  guider dans cet univers complexe et fascinant. Udo Reinemann, baryton allemand qui s’était  très  tôt fixé en France, a conduit sa carrière – concerts et enregistrements – autour de l’opéra (y compris pour le contemporain, ainsi dans Nietzsche d’Adrienne Clostre)- , de l’oratorio, du chant avec orchestre et surtout du lied, de Schubert à  Schumann (Robert et Clara), Wolf et Strauss- où il eut pour partenaires pianistiques Erik Werba ou Christian Ivaldi.  Fondateur du Lieder Quartet puis des Solistes Vocaux d’Utrecht, il dirige aussi son  Festival des Heures  Romantiques « entre Loir et Loire », il continue d’ailleurs à y exercer son talent d’interprète et une pédagogie cordiale qui complète son rôle de rassembleur de publics,  sur cette terre toute de mesure harmonieuse qu’est la Touraine…

    Contre la pensée unique du Marché culturel

    Quoi qu’il en soit d’un heureux choix de « mentor », il faut par ailleurs une certaine audace pour proposer aux spectateurs d’ici (et d’ailleurs, ne soyons pas chauvins-négatifs !), vite frileux en leur mélomanie dès qu’on risque une sortie des  sentiers battus médiatiquement, un programme aussi « en bloc », tout lied et avec trois cycles d’un auteur finalement plus difficile (exigeant ?) qu’il n’y paraît. Faut-il aussi évoquer l’idée (si mesquine !)  qu’un concert  en entrée libre risquerait  d’être plus médiocre qu’un autre avec de confortables tarifs, et surtout si aux affiches à noms connus on substitue des collectifs de jeunes interprètes ? Disons-le bien net : le CNSMD – tout comme ses « collègues » d’enseignement, tel à Lyon, le CRR, qui, lui, la joue « Tout Chopin » – lutte ainsi contre la pensée unique du Marché qui gouverne le Concert, sans d’ailleurs que chacune des structures enseignantes soit  exemptée de « choix », dans le cadre d’une restriction budgétaire «publique» fort préoccupante…Et aussi contre  le manque de curiosité  d’un certain  tout-public (souvent évaporé en non-public, selon  le jargon socio-cult.), souvent assaisonné d’ un jugement de (dé ?) goût fort péremptoire sur « ce qu’on a envie d’aller entendre ».
    Nous  espérons instiller le regret au cœur de tous les…non-spectateurs qui ne se  sont pas dérangés de leur confort chambriste et lied-mélodiste, et leur inspirer  meilleures résolutions pour un avenir schumannien  mais aussi schubertien, wolfien en 2010… et au-delà  des nécessaires mais non suffisantes célébrations  anniversaires. Soulignons enfin que les spectateurs – d’une exemplaire concentration d’écoute, avec des silences éloquents avant applaudissements – sont récompensés de leur présence active par un livret qui donne texte et traduction intégrale des lieder : ce n’est pas si courant !

    Des lauriers collectifs pour les Myrthes

    Donc, en 1ère partie, le long (26 lieder) et kaléidoscopique recueil des Myrthes (op.25), dont on chante parfois… des isolés (Le Noyer, Tu es comme une fleur, La fleur de lotus). L’inspiration poétique y est variée – de Goethe à  Rückert et Heine, et de Byron à  Burns, 8 fois nommé) -, mais  le « chiffre » général  permet d’identifier une dédicataire passionnée, Clara, en cette année 1840 qui sonne la fin des épreuves contre l’Amour. Pour nous conduire vers  ces contrées, Ils sont sagement alignés sur leur chaise, de part et d’autre du piano, les Douze – à gauche pour les pianistes, à  droite pour les chanteurs -, devant des spectateurs qui goûtent toujours, à « Varèse », l’absence de frontière entre eux (surtout au bas de la colline des gradins) et  les musiciens, en une sorte d’intimité, donc. Et on ne va pas céder à quelque  tentation rétrospective  de palmarès ou de concours avec hiérarchie : simplement  noter qu’à chaque lied, le compagnonnage pianistique est de haute valeur ; Catherine Garonne, Amandine Duchenes, Hiroko Ishigame, Caroline Marty et Ursula Alvarez sont  audiblement conscientes d’avoir à dépasser l’inflexion pertinente et même le beau son – que toutes possèdent à l’évidence –, pour atteindre à cette fusion d’ardeur, de mélancolie sous-jacente, de pièges,  de questionnement d’un Temps parfois rigoureux, parfois  abandonné, qui coexiste en Schumann le tourmenté.

    Heine et les autres

    Du côté du chant, les tempéraments apparaissent plus immédiatement. Il y a discrétion chez Fabrice Alibert – pas très gâté par des lieder moins significatifs – mais qui s’extériorise dans le  bel appel réitératif (« mein Herz ») des Adieux du Montagnard, et mélancolie émouvante chez Anaïs Vintour. Chloé Chavanon, d’une autorité superbe en ouvrant « la dédicace » du recueil, est aussi l’une de ces voix qui portent, en arrière-plan d’elles-mêmes, l’ombre d’un mystère. La solidité de Guillaume Frey sait accéder au « sacré » de « Tu es comme une fleur », de même que la discrète élégance de Heather Newhouse atteint aussi la beauté complexe pour La Larme Solitaire heinienne. Violaine Le Chenadec est non moins inspirée par La Fleur de Lotus, avant de rythmer à folle allure le « o weh ! » de la Veuve des Montagnes. Et Solenn Le Trividic se montre tour à tour à tour subtile et passionnée dans Byron et Rückert. Frauenliebe und leben et son touchant poète Chamisso semblent exiger, eux, plus d’unité d’inspiration, jusqu’à la tombée dans le vide mortel du 8e et ultime lied. Le rôle pianistique est assuré impeccablement par Thomas Costille, en une louable retenue qui ne perdrait sans doute pas à se détendre un peu dans l’imaginaire. Pour le chant, on sent entre les deux interprètes une scission de la personnalité, en soi-même révélatrice. Runpu Wang est  d’une harmonieuse douceur, et tout à coup embarquée dans sa passion (IIIe), quand elle « ne peut ni le croire ni le comprendre ». De Carole Porrier, on aurait quelque peine à oublier le rôle amusant et quasi-déjanté qu’elle jouait la semaine précédente en duo avec Jacques Rebotier, mais la voici en un tout autre et généreux engagement lyrique, dramatiquement conduit jusqu’à la rupture mortelle de la coda.

    Disciples à Saïs

    Quant au Dichterliebe, on y partage le rôle pianistique d’une seule coulée, sans le va-et-vient d’intervention des Myrten. Naoko Jo témoigne d’une sonorité de grande beauté, sans jamais forcer le ton mais en donnant une très intuitive relation à la complexité du lien entre poète et musicien.
    Alexis Dubroca est plus volontaire, parfois tenté par une éloquence un peu expressionniste mais conclut dans une juste ambiguïté le temps suspendu de l’admirable postlude pianistique, là où Schumann invente une autre structure au principe des lieder et ouvre la porte du Temps sur les mystères. Pour le chant, ils sont trois, ce qui conviendrait bien aux hétéronymies auto-portraiturées par le créateur lui-même. Rémy Matthieu serait un jeune et ardent Florestan, de franche et saine liberté vocale, presque joueuse.
    Etienne Bazola tiendrait d’Eusebius la gravité  et de Maître Raro le
    sérieux, mais en y ajoutant le dramatisme intériorisé, la fêlure qui parcourt le cycle le plus « double » de la pensée schumanienne. La présence évidente de Samy Camps est, elle, d’un Johannes Kreisler venu prêter voix-forte aux doubles, du côté de l’inquiétante étrangeté et de l’angélisme du bizarre : saisissante intervention qui aide à sceller ce par quoi le compositeur avait « néologisé » sa compréhension du poète, le « heinismus » à l’œuvre secrète dans le génial cycle.

    Ainsi va cet émouvant collectif, si bien conseillé par un grand maître d’œuvre, et qui impressionne par sa maturité, son sage renoncement à la mise en évidence personnelle, son sens de l’échange des talents. N’est-ce pas aussi écho de romans philosophiques, tel les Disciples à Saïs de Novalis ?
    Ou, plus tard, d’un Jeu des Perles de Verre inventé par Hermann Hesse,  dans une « Castalie » utopique des jeunes gens « voués au silence, à la musique et à l’unité touchent l’univers spirituel » ?

    Dominique Dubreuil



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